Il n’y a pas de filière musicale

Communiqué des Allumés du Jazz

Il n’existe pas de filière musicale

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La confusion, les hésitations, les contradictions, les précipités, les ralentis relatifs à la création d’un Centre National de la Musique exprimés récemment révèlent, si cela était encore nécessaire, l’incongruité d’une telle entreprise totalement inadaptée aux besoins et préoccupations des acteurs musicaux agissant dans les champs dit « indépendants » auxquels conviendrait mieux sans doute le mot de « artisans ».

Ce projet, en plus de son iniquité manifeste, a popularisé une expression particulièrement déplacée et nuisible : « la filière musicale » ; expression reprise, mimée et dupliquée en toute hâte par les politiques, les médias et autres protagonistes trop enclins à ignorer le sens des mots.

À l’exception du fait que la finalité serait la duplication de la musique (ce qui reste discutable), il n’existe aucun point commun entre les petits producteurs musicaux que nous sommes et les tenants de ce que l’on nomme « industrie musicale » chez qui tous les défricheurs ont été congédiés, comme il n’existe aucun point commun entre un petit paysan et les gigantesques groupes agro‐alimentaires qui dévorent le monde ou un artisan cordonnier et la méga‐industrie de la chaussure qui fait travailler des enfants pour toujours plus de profit. Il existe bien plus de rapports entre nous et ce petit paysan et cet artisan cordonnier qu’avec une « industrie musicale » qui n’a eu de cesse ces dernières années de se vider de l’intérieur et minimiser, ridiculiser, limiter voire étouffer la signification du geste musical. Le 4 avril dernier, un mois avant l’élection présidentielle, la création de l’Association de préfiguration du centre national de la musique composée de hauts fonctionnaires signifiait la mise en place hâtive du Centre National de la Musique. Un des objets de ses statuts est de « défendre les intérêts communs de la filière ». La consultation des musiciens importa peu. (1)

Nous, producteurs‐artisans, agissons en pleine solidarité avec les musiciens, acteurs évidemment essentiels à toute vie musicale, à tout développement et souvent impliqués eux‐mêmes dans le processus de production. Notre travail complète le leur, comme celui des disquaires indépendants, des associations organisatrices de concerts et de toutes celles et ceux qui avec peine et enthousiasme continuent à penser la musique comme une multiplicité d’expressions, qui savent encore aller vers les gens, jouer, créer, transmettre, communiquer et partager.

Et puisque jamais des décisions aussi simples que le prix unique du disque, ou la réduction de sa tva à 5,5 % n’ont été prises par les pouvoirs publics comme elles l’ont été pour le livre, considéré lui comme un objet culturel, nous ne saurions faire office de figurants autour de la table de la « filière » et cautionner la mise en oeuvre d’un Centre National de la Musique bis retardé pour cause d’attente de financement.

Ce que nous désirons voir pris en compte, ne pas voir étranglé par la violence des contraintes d’une « filière » factice et banalisée, c’est notre différence, notre imagination, notre commentaire poétique, notre audace, notre sens du réel, notre nécessité musicale, notre idée d’un monde meilleur, notre artisanat pour lesquels nous nous dépensons sans compter.

Les Allumés du Jazz, le 1 juillet 2012

(1) Les syndicats de musiciens consultés ont refusé de signer l’accord cadre du 28 février 2012. La grande majorité des musiciens de notre secteur n’adhère à aucun syndicat mais est impliquée dans des structures telles que Les Allumés du Jazz, Grands Formats, l’UMJ etc.

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Et puis, lu dans l’Humanité du 22 juin :

“On parle de la musique comme d’une filière industrielle et marchande. Mais la musique est d’abord un art. Cet art relève bien évidemment de la production enregistrée, mais il tient d’abord de la scène, de cette relation sensible, éphémère, de créations singulières avec des publics. Ma crainte porte sur la pérennité des structures petites ou moyennes, des ensembles musicaux qui font un travail quotidien, et des lieux qui accueillent ces artistes et leur permettent de rencontrer des publics. On assiste à des concentrations capitalistiques effrayantes. Des fonds d’investissement rachètent des producteurs, des salles, en ayant aussi la maîtrise des médias, de la presse, de la billetterie, de la « com ». Le système marchand s’abat sur la culture. La concentration de tous les pouvoirs et de tous les moyens dans un seul organisme comme le CNM, qui deviendrait le guichet unique confondant industrie et spectacle vivant, n’est pas de bon augure. Les lobbys de l’industrie font poids et en face, les scènes publiques, les petits producteurs indépendants et surtout les artistes ont du mal à résister.” (Leïla Cukierman, directrice du théâtre Antoine-Vitez d’Ivry-sur-Seine, Val-de-Marne).

Lire la suite sur l’Humanité.fr

bémols

Une armure contre l’industrie

Armure : nom féminin, réunion en tête de la portée, après la clef et avant le chiffre de mesure, des accidents qui expriment les altérations constitutives du ton du morceau. Les signes ainsi placés ont une action permanente, qui subsiste, sauf les altérations accidentelles, jusqu’à un changement d’armure. Elle est composée soit exclusivement de dièses, soit exclusivement de bémols.

nous sommes tous des bémolsOn revient (voir articles précédents, ici et ici) sur le Centre national de la musique, c’est non seulement urgent, essentiel, mais indispensable face à ce qui s’annonce, encore une fois, comme une belle entreprise de communication (lire : désinformation), après lecture de Culture Box, comme de Libération et d’autres… Il est facile, en effet, de maintenir aujourd’hui la confusion entre les intérêts de l’industrie du disque, dont on nous rebat les oreilles, notamment en s’appuyant sur l’Hadopi, et la question de la création et de la diffusion de la musique vivante. L’appel des 333, qui a réuni 2777 signatures, est relayé à présent par un nouveau texte contre le CNM, qu’on reproduit en bas de page, ainsi que par l’ouverture d’un blog.

Essai de clarification.

L’accord cadre créant le Centre National de la Musique signé en janvier par le gouvernement Fillon, promettait un organisme public chagé de soutenir la création sur le modèle du Centre national du Cinéma (CNC).

Le cinéma fonctionne sur un “modèle économique” sans rapport avec la musique, aussi bien sur le plan des sommes engagées, que sur celui de la “chaîne” production-fabrication-distribution. En ce sens, on s’accorde à parler d’industrie, l’artisanat (production n’engageant que très peu de monde et de moyens) étant assez rare. En outre, ce modèle s’appuie sur la production d’un objet, physique ou dématérialisé, destiné à la vente. La première manifestation de la musique, historiquement comme dans l’esprit des musiciens, se trouve être la prestation en public, qui n’a donc pas grand-chose à voir avec le modèle du cinéma.

A l’inverse, l’immense majorité des musiciens (compositeurs, interprètes, ensembles et groupes), dans tous les domaines, se trouve être organisée en tout petits modules — individus ou groupes isolés ou constitués en petites associations. L’organisation de type “industrielle” — boites de production, majors, labels indépendants ayant suffisamment de moyens pour produire de A à Z, tourneurs) ne concerne qu’un nombre limité d’acteurs, essentiellement dans le domaine de la chanson.

Sa mission devait être, selon les mots de Frédéric Mitterrand, de fédérer une filière “historiquement morcelée” et de “défendre les intérêts communs” de ses différentes composantes en France comme à l’étranger.

Rien ne permet de constituer le monde de la musique en “filière”, la continuité n’étant pas établie, ni parfois souhaitée entre la scène et le “disque”. D’autre part, la multiplicité des pratiques, des usages, des publics et donc des économies particulières donnent à la musique enregistrée de toutes aussi multiples fonctions. Dans certains cas, il s’agira de vendre le maximum de disques, physiques ou dématérialisés ; dans d’autres cas, l’enregistrement sera destiné à un public relativement restreint, ce qui ne laissera pas espérer une quelconque rentabilité ; enfin, le CD ou le téléchargement, parfois gratuits, viendront en complément de ce qui reste le premier objet et (de loin) la première source de revenus du musicien : la scène. Ce monde n’est donc pas “historiquement morcelé” , mais simplement multiple, avec des intérêts complémentaires, mais pas nécessairement communs.

Il est donc non seulement important, mais encore vital de comprendre l’inadéquation de ce projet à la réalité que vivent les acteurs de la musique, quelles que soient les déclarations sur “la création et la diversité” — surtout quand on lit chez la ministre, en deux phrases : “Je souhaite aujourd’hui mettre sur pied une véritable politique de soutien au secteur musical, pour notamment encourager la diversité de la création et de la diffusion. Les industries musicales ont subi de plein fouet la révolution numérique, donc l’Etat doit se préoccuper de l’avenir de la musique et l’aider à se conforter avec des outils et des modes de financement qui sont adaptés et pérennes.” , ce qui mélange des objectifs et des besoins différents, voire divergents.

Je me souviens d’une intervention de François Hollande il y a quelques années à Avignon, dans une rencontre sur le spectacle vivant, passant avec brio en une demi-phrase du théâtre à l’industrie audio-visuelle, sans doute plus facile à appréhender d’un point de vue comptable.

DP

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NOUS SOMMES TOUS DES BÉMOLS

Le quotidien d’information Libération publiait le 28 juin dernier un article intitulé « Le CNM, fauché et en pleine gloire ». On pouvait y lire la phrase suivante : « L’ensemble des acteurs de la musique, mis à part quelques bémols, est à fond pour le CNM. » (1)

Une telle phrase choque lorsqu’elle ignore un ensemble conséquent (et non des moindres) de structures représentatives ayant refusé de signer l’accord-cadre du 28 février 2012 servant de base à la création le 4 avril 2012 de l’Association de préfiguration du centre national de la musique composée de hauts fonctionnaires. Lorsqu’elle ignore également la pétition lancée par l’Appel des 333 (2), appel spontané et non encadré recueillant rapidement quelques 2777 signatures (très forte majorité de musiciens et musiciennes) lorsqu’une récente pétition en faveur du CNM (proposé par quatre fédérations et relayé par le quotidien Le Monde) en a recueilli 79 (3).

La précipitation volontariste avec laquelle Nicolas Sarkozy a lancé le Centre National de la Musique est relayée sans le moindre esprit critique aujourd’hui par les médias proches du nouveau pouvoir. On devrait s’en étonner.

Le CNM vient compléter la page éloquente du néant de la période culturelle récente : échec du Conseil de la création artistique, débuts insignifiants du Pôle Cinéma du Grand Paris, renflouement outrancier d’un très gros label « indépendant » par la Caisse des dépôts et consignations etc. (4).

La volonté de financer principalement le CNM par une taxe prise au Centre National du Cinéma, exercice de passe-passe plutôt illégal, montre d’emblée le côté aberrant de ce projet qui unit par ailleurs les problèmes de la musique à ceux de la duplication de la musique. L’organisme supposé être une manne est déjà en panne de financement avant d’avoir vu le jour. Il a suffi que la ministre de la culture, fraîchement nommée, fasse part, lors du festival de Cannes, de ses réserves, puis récemment que le directeur de la Sacem (réticences modulées paraît-il par un Sms) fasse de même ou encore qu’ un communiqué sorti tout droit d’un alambic de l’Adami sème le trouble, pour qu’immédiatement les fervents défenseurs du CNM, tels les Majors ou le Snep, montent au créneau. Une partie de la presse, rétive à laisser s’exprimer les bémols opposants au CNM, s’est empressée de publier une tribune libre (5) d’un cartel d’organisations, supposées représentatives des labels « indépendants » (6) dans ce qu’il est désormais convenu, dans les milieux politiques et financiers, d’appeler « la Filière musicale », pour la défense du CNM, seule façon de sauver la production « indépendante ». Nombreuses sont, une fois encore, les organisations indépendantes et représentatives non consultées. On comprend mal cette obstination de réaliser le projet Sarkozy et de le considérer comme unique « sauveur » de la musique !

Depuis quand les tenants de l’industrie fonctionnent-ils avec le même mètre-étalon que les plus petits artisans ? Nous l’avions dit lors d’un précédent appel faisant suite au rapport Riester-Chamfort-Colling-Thonon-Selles (7), le CNM fondé sur une conception étriquée de la musique, principalement liée au profit direct est source de graves problèmes. L’erreur initiale considérant la musique comme une « filière industrielle » en créant une norme de filière pour toutes les pratiques musicales et réduisant les aides diverses en un guichet unique n’est pas la moindre.

Si l’on veut renouveler les politiques publiques en faveur de la musique, il faut d’abord partir de la pratique artistique et ses diverses implications (duplication, création et diffusion ne sauraient être réduites en un). La différence plus que la diversité. Seuls les artistes peuvent nous permettre d’en comprendre l’importance. Les promoteurs du CNM ont terriblement minoré la parole des artistes. Les syndicats ont été tardivement consultés, les principaux ont d’ailleurs refusé le protocole d’accord. Mais quelque soit l’importance de la parole syndicale, nous avons besoin que les paroles portant les pratiques de tous soient entendues.

La musique ne saurait être considéré comme une simple marchandise qu’il suffit de réguler. À ce titre, nous appelons les acteurs de la production musicale et tous les bémols solidaires à se rassembler pour en finir avec le CNM qui a déjà prouvé sa totale inconvenance, et élaborer des propositions collectives en faveur de la musique.

Le blog «  CNM – contre nous musiciens » est ouvert pour que chacun s’exprime.

(1) Sarah Bosquet, Libération du 28 juin 2012

(2) « Non au Centre National de la musique » sur Pétition Publique : http://www.petitionpublique.fr/PeticaoVer.aspx?pi=P2012N19710

(3) « La musique indépendante survivra-t-elle au temps politique ? » in Pétition en ligne

http://www.petitionenligne.fr/petition/tribune-la-musique-independante-survivra-t-elle-au-temps-politique/2619

(4) « Naïve, label musical très subventionné et pas très cool » par loïce Perron, Rue 89 – 18 mai 2012

(5) « La musique indépendante survivra-t-elle au temps politique ? » Le Monde du 13 juin 2012

(6) Ces fédérations comportent des membres hostiles au CNM

(7) « Rapport sur la création musicale et diversité à l’ère numérique »