violoncelliste du métro Jean-Talon

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Si l’interrogation la plus ancienne pour ce qui me concerne reste  : pourquoi tu n’es pas musicien  ?, je sais que les termes mêmes peuvent être mis en cause. Si le travail que fait Dominique Pifarély sur la construction de l’improvisation ressemble tant à mes ateliers d’écriture, c’est qu’on n’y préjuge pas d’une qualité, écrivain ou musicien, qui serait un préalable au parcours entamé.

Pourtant, si j’ouvre mes vieux conteurs radoteurs, et principalement ceux dont nous
sommes tous issus, Dickens et Balzac, je sais avec la même certitude qu’une musique aussi est ici. Comme on donne un coup de talon sur le plancher avant de lancer une lecture en public, ceux-là, quand ils content, c’est un orchestre, et aussi ce jeu avec l’instrument qui vous laisse parfois baba et hop, pirouette.

Donc, profondément, et quand bien même je peux passer ces après-midi entières catalysé dans l’écoute des autres, je sais que ma musique c’est celle reçue autrefois des livres – et que ma façon d’être si empêché avec tous les instruments de musique essayés peut cesser si je prends ici les cothurnes du conteur et hop, pirouette.

Pourtant, ce mystère de la musique, qu’il m’apparaisse aussi terriblement total et enviable dès lors que je suis en contact avec un individu qui en participe, et que m’apparaît si mince la frontière, l’arbitraire qui l’a placé sur cette route et moi sur la mienne.

La littérature ne jouerait pas aussi souvent, sinon, des figures de musiciens, compositeurs ou instrumentistes. Et elle ne les traite pas comme les peintres (L’Oeuvre de Zola, Le chef d’oeuvre inconnu de Balzac). Ils sont modestes et silencieux, les instrumentistes, ou obscurs. On a le Gambarra de Balzac et le Thomas Leverkühn du Faustus de Thomas Mann, on a le très bref Violoniste de Grillparzer et les criconvolutions autour de Vinteuil dans Proust. On a, dans la fascination pure, le Rolling Stones une biographie de François Bon, livre dont l’auteur lui-même, une fois entré, n’est plus ressorti.

Ainsi, pour moi, du violoncelliste de Jean-Talon. Je viens à Montréal une fois par semaine, à heure fixe : changement de la ligne orange à la ligne bleue. Il est sous le double escalator, un endroit où ça résonne, un des carrefours principaux de la grande métropole américaine. La première fois avec un petit sourire : à peine s’il jouait, il parlait seul, et faisait beaucoup trop de fausses notes pour son âge vénérable.

Une autre fois, un émerveillement : il en riait de plaisir. Il visait des yeux une femme, un homme, des jeunes qui descendaient face à lui l’escalator, et l’improvisation de faisait sur leur posture, sur leur façon de réagir à l’écoute. Une mini pièce de musique sculptait les anonymes et éphémères passants de la ville (Un éclair puis la nuit…). Alors évidemment la monnaie tombait.

D’autres fois, il est un peu perdu en lui-même, raclant ce qui pourrait ressembler à du Bach, mais pour qui connaît les pièces de Bach, d’étranges boucles rigides qu’il développe en spirales qui vont en simplifiant, réduites peu à peu à une simple translation dans le manche : alors peu lui importe que personne ne le regarde.

Je l’ai vu en colère : il était plutôt debout qu’assis, menaçant les passants de son archet à distance, grommelant sur la dureté de son sort et l’indifférence des gens, qui évidemment passaient non pas effrayés mais comme on se protégerait d’une averse. Alors il se rasseyait, lançait des bordées rageuses qui auraient été comme ces cadences placées dans les symphonies pour démontrer la virtuosité du soliste, et comme personne ne s’en préoccupait, se relevant pour crier après eux.

C’est le violoncelliste de Jean-Talon. De lui je ne sais rien d’autre, sinon qu’il s’agit d’une musique détruite. Reste la beauté du violoncelle, n’importe où, l’instrument de bois anthropomorphe et ce qui en résonne, le lien organique qu’ a le bonhomme a ses courbes et son histoire.

Qu’un musicien à la musique détruite, la musique à la rue, reste totalement musicien, et cela ne serait pas une des figures de ce mystère évoqué plus haut, et qui m’en sépare ?

Ce jour-là, j’ai tenté de lui parler.


vie de musicien : le père Nortier (René)

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Il avait été chef de l’harmonie municipale de Caen, et avait pris sa retraite à Civray, je crois qu’il habitait Lizant, en tout cas il  venait avec une 4 CV Renault marron qu’il garait juste devant. Vague souvenir qu’il y avait aussi une madame Nortier, qui faisait son ravitaillement et puis attendait la fin du cours de son mari avec son tricot, dans la 4CV en principe, ou carrément dans la pièce avec nous s’il faisait froid dehors.

Il avait loué une pièce en longueur, à l’arrière de la boucherie Trouvé, sur la grand-place. Donc quelques mètres à peine de notre garage. On prenait le couloir le long de la boucherie, qui tombait dans la cour appartenant encore à la boucherie. Il y avait une porte de bois jaune. À droite, côté porte vitrée donnant sur la cour, un piano droit. Au milieu, deux pupitres, des chaises, un accordéon dans son étui.

Sur la feuille imprimée qui lui servait de publicité et d’affiche, la liste des instruments enseignés : le violon, la mandoline, la contrebasse, la guitare, l’accordéon, le piano. À cette époque-là (1964 -1966), avant l’arrivée de Charles de Cock, je ne crois pas que l’école municipale de musique était ce qu’elle est devenue par la suite.

Donc mes parents m’ont inscrit chez le père Nortier, et c’est lui qui a proposé le violoncelle, je crois tout simplement parce qu’il en avait un à vendre, un violoncelle demi-taille, puisque j’avais onze ans. Dans la mesure où à la maison nous avions trois disques 33 tours (Dario Moreno, la Symphonie héroïque de Berlioz et un comique), j’ai probablement découvert le mot violoncelle en même temps que l’instrument.

Le premier souvenir associé à la pièce c’est cette odeur de tabac froid, puisqu’il fumait la gitane maïs à la mode de ceux de ce temps-là (mon grand-père faisait pareil), la laissant s’éteindre, la gardant à la lèvre, la rallumant une heure plus tard.

On faisait des gammes, bien sûr : j’aime les gammes, je les comprends. Même maintenant, lors des lectures ensemble, j’aime bien écouter Dominique jouer lentement ses gammes – Pifarély ne commence pas par des gammes, on dirait plutôt que lorsqu’il en arrive à jouer des gammes c’est le dernier moment qui approche avant la scène.  Je dois toujours avoir dans un vieux carton la « méthode Feuillard » dont on se servait. Ce qui est bizarre pour moi, à distance, c’est que je n’ai jamais eu l’impression de « faire » de la musique. Je jouais ce qui était écrit, mais jamais l’impression que j’aie pu entendre ce à quoi ça devait ressembler, ou bien que j’aie pu m’imaginer la musique possible avec ces notes. Troisième position, quatrième, et même la seconde. Jamais été jusqu’à pouvoir commencer un premier Bach, sauf l’extrait de cantate qui figurait dans Feuillard, du coup c’est seulement à 21 ans, bien plus tard, que j’ai entendu Bach pour la première fois.

Je me souviens qu’il avait souhaité que je marque la mesure du pied quand je jouais : alors, et parce qu’il faisait ça lui aussi dans ses démonstrations, je tapais avec le pied comme John Lee Hooker, donc il m’avait dit que c’était bien, mais que ça devait être plus discret.

Je le vois arriver avec son propre violoncelle : immense taille par rapport au mien, mais la même housse de toile marron, et qui ne devait pas être facile à extraire de la 4 CV. Il le déballait très lentement. En fait, tout était marron : la 4CV, la couleur des murs, les taches de tabac de la gitane maïs, la housse du violoncelle et l’instrument lui-même, la colophane qu’on frottait sur l’archet (tout commençait toujours par la colophane). Du coup, autre souvenir : chaque fois qu’il allait commencer un coup d’archet pour me montrer, même le plus simple, j’entends encore son bruit de respiration, aspirer et retenir le souffle, regarder au lointain, et l’immense bruit de caverne qui sortait de son violoncelle.

J’aimais bien les moments où on jouait en duo : son grand violoncelle qui faisait tout un orchestre, et les notes du mien qui faisaient semblant de ressembler à quelque chose. L’impression d’une grande machine qui avance, avec son pied qui battait la mesure, et la gitane maïs qui se redressait un peu chaque fois qu’il aspirait sur le premier temps de la mesure. Ça, pour moi, ce grand bruit qui avance, c’était la musique.

Est-ce que ça aurait changé si sa recommandation à mes parents m’avait aiguillé sur le violon ? Je n’aurais sans doute pas appris bien plus, mais après, aux temps du folk, j’aurais peut-être pu rebondir ? Ce qui m’étonne aujourd’hui, maintenant que je vous connais un peu, vous qui jouez, c’est comment la musiques est intérieure : on s’imagine ce qu’on va jouer et on le joue, alors que je n’ai jamais été mené vers cet endroit-là, n’en ai même pas supposé l’existence.

Est-ce qu’il aurait pu en être autrement, dans ce contexte ? Ça a dû correspondre aux deux années scolaires de cinquième et de quatrième. Est-ce que c’était déjà trop tard ? Le père Nortier, toujours dans le souvenir assez vague, et qui doit simplifier, était un petit bonhomme râblé (son manteau aussi était marron), mais qui gardait des cheveux un peu longs, coiffés en arrière, c’était son signe artiste – et qu’il avait été le chef de l’harmonie municipale de Caen.

Nous étions, mon frère et moi (un seul instrument pour les deux), ses seuls élèves au violoncelle. Il en avait un peu plus pour la guitare classique. Un trou dans le plancher pour le violoncelle de tous les élèves, le petit cale-pied réglable pour la guitare.

À ce moment de l’écriture, me revient aussi le bruit de son poêle à gaz, l’hiver : le chuintement du gaz, et l’odeur du gaz qui s’ajoute maintenant à celle du tabac froid et de l’odeur particulière de l’instrument dans sa housse, avec la colophane. On entendait les voix et les clients de la boucherie qui lui sous-louait la pièce, une porte de verre condamnée nous en séparait.

Le père Nortier, René Nortier, est tombé malade. Madame Nortier nous donnait des nouvelles. Parfois trois semaines sans cours, et on reprenait le même exercice. Et puis deux mois, quatre mois sans cours.

C’était 1965. Les plus âgés, ou bien les plus risqués parmi ceux du collège et du lycée, écoutaient Eddie Cochran, Jerry lee Lewis, Little Richard et Gene Vincent. Quand je faisais les vingt mètres qui séparaient le garage de la boucherie, je portais négligemment le violoncelle demi-taille comme si c’était une guitare, et que j’apprenais la guitare comme les autres (d’ailleurs c’est cette année-là, en troisième, que j’aurais cette première guitare achetée 130 francs chez le coiffeur Barré, qui en tenait commerce, et que je remplaçais Feuillard par ce livre magique avec les accords figurés par les petits ronds bleus et rouge où poser les doigts sur le manche).

En troisième, j’avais un électrophone : on écoutait les Equals, on découvrait les Beatles, et puis vite tout le reste. Les quarante-cinq tours des Rolling Stones arrivaient chez le marchand de machines à laver et de postes de télévision, Chauveau, juste dans l’angle de la même place. La révolution c’était le transistor : on écoutait la nuit, l’oreille posée directement sur le petit poste, les musiques qui nous arrivaient.

J’ai racheté un violoncelle en 1976, que j’ai gardé jusqu’en 1988 : j’ai toujours en tête ce son de caverne, lorsqu’il lançait l’archet après avoir inspiré d’un coup sec, la gitane maïs penchée sur le coin gauche des lèvres, et les cheveux blancs repoussés en arrière façon artiste. En général, au bout du morceau, répétant une phrase que j’ai dû entendre de lui dizaines ou centaines de fois : “C’est un instrument de force, le violoncelle.” C’était son adage, sa philosophie. Et c’est le seul bagage que j’ai eu pour la suite..

Parfois, on aurait voulu que sa vie soit différente.

Photo : Civray, place Leclerc, 1964, le garage (vert) et la boucherie (rouge), le chemin qu’il fallait assumer avec la honte d’apprendre le violoncelle quand tous les copains se mettraient à la guitare.

When Pifarely goes electric

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Lorsqu’on est sur scène ensemble, je sais le défi que représente pour Dominique la seule durée : dire un texte, ce n’est pas jouer d’un instrument, je lui mange l’espace, et il y a cette conduite du sens, la narration à rendre perceptible. Pourtant, je crois qu’il n’y a pas une micro seconde où je ne sois pas dans l’écoute de ce qu’il déstabilise, déconstruit, propose. Il y a toujours ces moments, étranges pour tous les deux, où voix et violon se confondent presque, diction et son.

Et puis, par intervalles, plus possible d’être ensemble : le violon dicte sa loi, il lui faut aller au bout de sa démarche. Alors je me recule un peu. Mais quand je vois Dominique, dans ces instants, plonger dans sa machine, j’ai l’impression que lui aussi obéit à cette loi d’autonomie de l’instrument, que l’instrument va devant.

Ainsi, voici deux instants d’un concert, à Château-Chinon, où nous proposions un voyage Baudelaire. Je dirais que dire Baudelaire, pour un auteur, c’est comme jouer Bach pour un violoncelliste.

Dans le premier extrait, Dominique est au violon électrique. On dirait, dans ces instants-là, qu’il y a une matière, et que la matière organise elle-même peu à peu les rythmes. Peut-on parler encore de violon, ou bien l’instrument c’est seulement l’ampli ? En tout cas l’ampli (les spécifications qu’il donne pour la location de l’ampli sont toujours très précises), est un instrument à part entière. Dans le deuxième extrait, Dominique a repris le violon acoustique : et, dans ces moments solo, c’est bien le violon qu’on honore, et un répertoire dont l’ascendance est multiple. Dans le premier morceau, électrique, je rentre avec un fragment de Baudelaire en prose, dans le second cas en vers : c’est aussi selon ce qu’il joue que je choisis, dans l’instant, le prochain texte – cela aussi c’est le dialogue.
Encore autant de questions posées à lui-même, le musicien.

À l’écoute :

–   Dominique Pifarély, solo électrique, suivi d’une prose de Baudelaire, Château-Chinon, avril 2007, 3’50

–  Dominique Pifarély, solo acoustique, suivi d’un sonnet de Baudelaire, Château-Chinon, avril 2007 , 4’05

Et si vous en voulez plus, le concert entier (merci Nevers D’Jazz) est sur tiers livre : horizon noir, dire Baudelaire

instructions pour un blog

Photographie n° 1 : scène, pizzicato.

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Est-ce le même instrument, lorsqu’on quitte l’archet et qu’on joue uniquement pizzicato ? Est-ce le même usage du pizzicato si c’est en acoustique, ou si c’est électrique avec les boucles ? À quel moment on décide que ce ne sera plus avec l’archet mais avec les doigts ?

Photographie n° 2 : la salle vide.

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Sur la scène, les balances, les réglages, les tentatives : les fragments de son qui viennent sont toujours ceux qui amorcent le flux à venir tout à l’heure. La matière Pifarély. Et puis, à un moment donné, c’est prêt. Comment on le sait ? À partir de ce moment-là, ne jamais revenir sur le plateau, pourquoi ? Mais on voit le musicien souvent assis au fond de la salle, immobile, pourquoi ?

Photographie n°3 & 4 : loges.

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Donc, une fois le plateau prêt, et dans les deux heures au moins qu’il reste avant de jouer, ne jamais se séparer du violon acoustique. Mais plus aucune bribe qui soit la musique jouée sur le plateau, ou qui sera jouée. On reconnaît les mondes source : Haydn, Bach. C’est le moment que j’aime bien, quand se laisser aller à toute cette mémoire (au fait, c’est quoi la mémoire d’un violoniste ? c’est comme on récite un texte, ou bien parce que les doits savent – Grappelli, Ponty, tant et tant d’autres). Et puis, tout à la fin, souvent, juste une gamme, très simple, très lente, qui dure. La game comme aboutissement. Une fois, un billet du blog s’intitulera simplement : gammes.

Photographie 5 : isolement.

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Toujours ce moment où plus rien, on dirait, ne le rejoint. Pourtant, ce ne sont pas des endroits de luxe. On a cantiné (ah, la gastronomie des loges, dans le circuit jazz, au bonheur des Lidl, Hyper U et autres commerces de proximité dans les zones où sont aussi placés les “espaces culturels” – la barquette de céléri rémoulade et le pâté sous plastique). Est-ce qu’il y a un travail volontaire à faire, pour arrêter le monde ou l’éloigner, ou préparer l’écoute ? Est-ce que le violon est présent, dans ces moments où, juste avant la scène, on s’en est séparé ?

Et il y a forcément un moment où passeront sur ce blog quelques musiciens, lassés de leur dispersion sur 36 MySpace, voire même un peu jaloux de l’intitiative DP, peut-être ils nous diront ici ce qu’il en est pour eux, de cette préparation, ces étapes ? Rituels, simples habitudes, obligations techniques ?

(photos : Nevers D’Jazz, mars 2007)

voix, souffle, cordes

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Si le blog, dont DP m’offre l’entrée, c’est les coulisses de son chemin de scène, de composition, de partages musicaux, alors de mon côté questionner ce dont il ne parle jamais.

Qu’est-ce qui spécifie celui qui joue d’un instrument à cordes, d’un autre qui joue d’un instrument à souffle, alors qu’évidemment ils ont la même posture, et se fondent ensemble dans la même musique (DP avec François Corneloup, avec Louis Sclavis, avec Sylvain Kassap : ces instants où on saurait à peine démêler les sons).

Reprenons l’énoncé de la question : vous voulez bien visionner 2’00 (exactement deux minutes) d’un dialogue violon et baryton, DP et François Corneloup, Avignon, mai 2007 ? C’est ici :

Dominique Pifarély, François Corneloup (avec Eric Groleau, batterie) : dialogue violon & sax baryton, 2’00

Et d’autre part, qu’est-ce qui spécifie le violon, instrument le plus universel, le plus ancien (dans ses modèles d’origine à une seule corde frottée ? – aussi vieux que la flûte de roseau qui sert de même origine à ceux des anches ?), par rapport aux autres instruments à cordes ? Le piano a sans doute le même rapport de dérive mentale qu’autorise le violon – tant de musiciens jouent de leur instrument et de piano : ce n’est pas le cas de DP. Quand il compose, il écrit devant sa feuille blanche, et non pas assis devant clavier.

Mais le violon, qui est en prise avec l’architecture mentale, semble rendre physique ce qui est imaginé ou pensé, va vite et joue dans l’aigu, est-il d’un autre rapport au corps, via cordes pareillement frottées, que le violoncelle, dont la tessiture est plus grave, se tient entre ventre et genoux, et s’accorde à la voix ? DP joue beaucoup avec Vincent Courtois, j’aimerais l’entendre ici répondre, ou Vincent Segal (qui en ce moment joue acoustique dans les récitals poésie de Marianne Faithfull, musique aussi abstraite que celle de DP, dans ces répertoires-là, mais pas la même traversée sonore que dans ces duos qu’on essaye violon et texte)…

Est-ce que c’est rêver, de penser qu’un espace comme ce blog pourrait inaugurer ce genre de discussion, qu’on vous entende parler de ça, vous les musiciens ?

Les souffleurs (Kassap, Collignon) mêlent la voix à leur jeu, les violoncellistes (en tout cas Vincent S) aussi. Pas les violonistes. Je me souviens avoir longtemps eu près de moi le livre sur le violon de Yehudi Menuhin (pensée pour Ricardo Perlwitz, mai 2008, le livre était chez lui) intitulé simplement L’Art du violon : presque le premier tiers du livre était consacré à des exercices sans violon (exercices de respiration, d’étirements, ou bien, par exemple : un doigt de la main gauche essaye de se décoller du doigt de la main droite qui reste accroché, bout de doigt à bout de doigt), exercices donc tout de silence – et qui m’occupent en partie, dans ces heures que m’a apprises DP, être dans la salle longtemps avant le temps noir de la lecture…

Photos : ci-dessous le violon “acoustique” de DP (l’autre est équipé d’un chevalet Barcus Berry, pour les parties électriques), mais c’est celui-ci qu’il a dans les loges ou pour le travail, et dont il ne laissera jamais l’étui à deux mètres, ou dans la voiture, même si le bistrot du rendez-vous est juste en face. Et ci-dessus DP avec Sylvain Kassap, Banlieues Bleues, mars 2005.

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petit portrait d'Eric Groleau

eg1Quand on est ensemble, évidemment on en rigole : nous sommes liés tous trois par l’enfance à un mouchoir de poche. Les parents de Dominique Pifarély avaient cette maison à “La Tourenne”, hameau près Blanzay, et c’est là qu’il travaille une bonne part de son temps, pour ma part j’étais en 6ème quand nous sommes arrivés à Civray, y suis resté jusqu’à la terminale, et Eric Groleau a eu, lui, toute son enfance à Chaunay ou auprès, s’est formé à l’École de musique de Civray, qu’a beaucoup fréquentée aussi mon propre frère. Seulement, il n’y avait aucune chance – âges, parcours – pour que nous nous rencontrions, même sur l’espace de ce canton de la Vienne enclavé entre Charente et Deux-Sèvres.

Et pourtant, oui, ça compte, et c’est Éric qui fédère ça le mieux : en sa présence je retrouve le parler poitevin, mais lui il est une vraie mine de cette culture populaire, adverbes par quoi la vieille société rurale jaugeait le monde en devenir.

C’est mystérieux, de savoir ce qui vous pousse, enfant, à choisir la batterie. Éric Groleau raconte qu’il était en train de répéter ses leçons de débutant, dans une des salles poussiéreuses (en général, “l’ancienne mairie” ou tel lieu municipal, voir La Mort de Brune de pierre Bergounioux, c’est à Brive mais c’est pareil) vouées à l’École de musique dirigée par Charles De Cock (qui fut mon prof de musique en fin de collège), quand Lolo Bellonzi entre, regarde le gamin de 9 ans, qui jamais n’avait entendu parler du monsieur, lui fait signe de continuer, puis de continuer encore. Quand Éric s’arrête, sans comprendre, Bellonzi lui dit qu’il a compris le rythme et que c’est bien, mais qu’ensuite il faut le garder : alors vas-y, mon gars, refais exactement ta mesure, et tu tiens 8 minutes… Le gamin s’exécute : – Je te prends comme élève.

Ce qu’il n’avait en rien demandé, le Groleau. Après, savoir comment ça se transmet. Ce qui passe par les cours, ce qui passe parce que le prof un jour vous demande au débotté de le remplacer, et ce qui passe aussi par les musiciens en visite, les rencontres, le détail du matériel qu’on installe. Ils ne sont pas très bavards, les batteurs. Puis c’est un vrai prof, le Lolo Bellonzi, un jour il signifie à Éric qu’il doit aller tenter sa chance tout seul, la tenter ailleurs. Ce sera Poitiers et la percussion classique, et puis très vite Paris, les petits clubs, l’école du jazz.

J’en sais très peu d’Éric à part ce qu’il nous dit par bribes. Sa complicité avec Pifarély est réciproque : l’autre soir, à Poitiers, une très vieille affiche avec lui, Éric, que je reconnaissais pas, intitulée Éric Groleau Quintet, et la mention Dominique Pifarély violon (et le nom aussi du copain Kassap). Le batteur a encore plus de travail que nous autres, quand on se retrouve : l’installation, les réglages, les balances micro par micro, ses cymbales (peu lui importe apparemment de jouée sur une batterie louée sur place, mais les cymbales il les apporte, faites à mon toucher, dit-il).

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Ce que je sais, c’est cette force très nette d’une frappe qui refuse les fioritures. C’est même là qu’ils forment un couple compliqué, Pifarély et lui. On essaye plusieurs prises, et puis la dernière, en bout de fatigue, va être la plus dépouillée, la plus simple, et là, on sait que ça marche. Dans ce cas-là, Éric on ne le lui dit pas en mots : quand il nous regarde avec ses yeux tout étonnés, on pige que pour lui aussi c’est une énigme.

On a répété un truc, on s’attend à ce que ça parte sur cela, et non, il est complètement dans un autre vide, vous mettez les mots sur un rythme tenu peut-être à à peine le bruit d’un souffle, et à peine on a arrêté, on le voit jouer à plein biceps : bizarre aussi, chez lui, cette sur-réserve du corps, comme s’il fallait un moteur de camion pour assurer derrière la voiture de course. Vous voulez voir ?

Eric Groleau, rehearsal, Avignon, mai 2007, 1’30

Et sans doute qu’il faut ça, les tournées, les croisements, la durée, pour qu’un “trio” comme celui que viennent d’enregistrer Éric et Dominique avec Julien Padovani soit possible : batterie et violon parfois indissociables.

Il est comme les autres musiciens que croise Pifarély : on joue, et on s’en va, les expériences se croisent, on peut retrouver Éric Groleau dans plusieurs duos ou formations 1 2 3 4 5 et suivre MySpace…

Quand j’ai travaillé sur mon Led Zeppelin, la figure centrale c’était Bonham. Alors, ces trois ans, j’écoute toujours beaucoup ce que joue Éric, la vibration même d’une peau de grosse caisse, la façon dont il tient sa caisse claire à main gauche. La façon où, contrairement à nous, il semble capcable de mener une vie ordinaire, parler ou plaisanter, jusqu’au moment où il entre en scène, même si, contrairement à nous aussi, ce ne sera pas forcément le même Éric, cheveux préparés et débardeur pour le jeu. Alors plusieurs fois, des aphorismes que Lolo Bellonzi enseignait à Éric ont passé dans la bouche de Bonham, qui lui n’a pas eu de prof de batterie :

“Quant tu frappes, imagine que tu as une goutte d’eau au bout du doigt, et tu veux t’en débarrasser.”

“Quand tu frappes, imagine toujours que tu attaques la peau par en dessous.”

Éric Groleau, ce mois de septembre, s’est fait voler chez lui son ordinateur, le goujat a même embarqué le disque dur des sauvegardes, avec les photos des enfants et tout ce qu’on garde dans un ordi : il y en avait d’autres, des aphorismes de Bellonzi ?

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Pifarély pirate

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Des fois il se moque de moi, mais c’est surtout contre le trac, de m’occuper avec l’appareil-photo, eux les musicos ils ont plein de trucs techniques à préparer, mais moi pour le texte rien que la balance micro c’est tout.

Encore pas mal de réserves dans mes archives, par exemple, l’enregistrer dans ces heures d’avant-jouer, en douce, dans les loges, quand il nous fait Whole Lotta Love, ou tout le répertoire Grappelli (et pas l’embêter sur le respect dû), ou Jean-Luc Ponty, ou les biguines du père d’Eddy Louiss, ou une bourrée d’Auvergne mais faut voir comme, ou un reel irlandais etc. Puis son rituel de se mettre seul dans un coin d’ombre, jouer de mémoire, on reconnaît du Haydn, du Isaÿe, du Bach. Après, en concert, plus rien que la matière tendue et disloquée, les récurrences, ce qu’on appelle Pifarély.

Alors merci de l’invitation, on glissera ici du Pifarély pirate…

Voir aussi sur tiers livre petit récap Pifarély invente la mandoline, ou la préparation de En route vers l’homme, ou d’autres fois en binôme, comme dans Jazz au fil de l’Oise

Et peut-être les autres musiciens, ceux que je ne connais pas (Vincent Courtois, Louis Sclavis ? !) et ceux que je connais (Cornelupus, Eric G, F Couturier…) : vous accepterez l’invit de Dominique a écrire chez lui ? Je fais la hotline – et ça vous familirisera avec le blogging a-chromatique !

Petit son de réserve, cliquer pour écouter : Bon/Pifarély _ un fragment de Henri Michaux (je sais même plus où c’était, date vers novembre 2006, effets électroniques rétrospectifs, pour compenser la prise amateur – question : l’invention qu’il doit tenir, parfois ainsi sur 10 minutes, sur un texte seulement narratif…).

Et photos pour finir (pirate aussi) : en haut, Pifarély et sa mandoline, Bagnolet, décembre 2008 et ci-dessous Pifarely’s team – Virgine Crouail, administratrice & productrice, et Thierry Balasse, studio La Muse, avril 2008.

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François Bon

Henri Michaux | ascensions infinies dans l'abstrait

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La musique, dans notre espèce humaine, propose un modèle de construction, et en construction, net, mais invisible. Un montage en l’air. Ce montage n’est pas à voir, ni même à concevoir ou à imaginer. Il est à parcourir.

L’oeuvre est un ensemble de trajets, un parcours en lignes brisées. Chaque trajet est sensible, sauts, chutes, montées, descentes jamais vagues, toujours mesurables. On évite les petites unités, la fluidité des passages. (On n’emploie pas le huitième de ton.) Perchoirs précis, préfabriqués, en nombre limité.  Appréciation des trajets. Descentes et montées, ascensions infinies dans l’abstrait. (Le seul voyage intelligent : l’abstrait.)

La hauteur des sons présente les trajets verticaux  – une passion d’ascensions – et le temps, qui apparaît en coulées, en mesures, ou en rythme et en vitesses différentes, présente les trajets horizontaux. Mais toujours trajets. On ne saisit pas la structure musicale sans suivre des trajets. qui vous déplace le plus constamment, qui rend sensible aux places, aux changements de place et qui les provoque dans le corps, les bras, les pieds. Le rythme à lui seul suffit pour vous faire « marcher », et danser, cependant que les timbres qui résonnent vous soumettent à un ébranlement confus né de vibrations, le son fait son œuvre de vibrations. Il remue.

Musique, art du comportement, quoique sans références au monde physique extérieur. Trajets et passages, rien de mieux pour exprimer une attitude. Une façon non d’être, de vivre, de se sentir vivre  quoi de plus communicable ? Huit minutes de musique folklorique en disent plus sur un peuple inconnu que cent pages de notes et de relevés.

Ainsi vous amène-t-elle tout naturellement à une identification, et à l’illusion d’un transvasement d’être à être.

Henri Michaux, De la musique (extrait). Photos : en haut Carré Bleu, Poitiers, 26 novembre 2008, et ci-dessous Nantes, Pannonica, 20 mars 2008, loges.

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