vies parallèles

pc280106tours et détours de l’échappée web…

Drôle d’expérience, tout de même, que de mettre textes et photos en ligne. De plus en plus habituel sur la toile, ça n’en devient pas facile pour autant. Le nombre ne fait pas la légitimité, et l’exigence première est sans doute d’y trouver un angle singulier. Pour ma part, venu au net depuis quelques années déjà, c’est un chemin pas très direct qui me conduit ici. Le 1er site, je l’avais imaginé un peu comme un jeu, multipliant les textes et citations cachés derrière les images, sans forcémentde rapport avec le contenu de la page. Comme si je voulais me dédouaner de faire un site de musicien, biographie, discographie, orchestres, très orienté pro, quoi. J’y allais par circonvolutions, tentant déjà d’y inclure quelques éléments qui devaient viser au delà du musicien. Technique de programmation limitée, évidemment, mais j’aurais aimé des pages mystérieuses, des chemins secrets, des fenêtres surgissantes (un peu plus joli que pop up, non ?…), des poèmes inattendus, des événements surprenants… Puis le site a changé, récemment, avec la distribution en ligne du label Poros éditions. Ce faisant, il a sans doute perdu un peu de son amateurisme et de sa fantaisie, si modeste qu’elle ait été.

On a souvent un mentor, sur ces chemins initiatiques… Ma dette à François Bon et à Tiers livre est ici largement (et très modestement) avouée et revendiquée, et ses amicales incitations auront eu raison de mes réserves. Donc, oui, réintroduire un espace plus ludique, plus souple, qui indique ce qui vient dans le travail, mais qui fait retour également, à côté du site “professionnel”.

Mais quoi y mettre, exactement ? Drôle comme la pression est plus forte dès lors que c’est identifié comme “blog” et non plus simplement “site”. Parce qu’investir ce champs-là, c’est s’approprier un autre langage (et le signer), fait d’écritures, d’images, de sons, et sur un support qui, pour être désormais familier, est tout de même en pleine expérimentation. En faire une sorte d’atelier, donner à voir, ou entendre, ce dans quoi on se meut jour après jour, de travail, réflexions, rencontres, souvenirs, projets, embûches, rêves, tentatives ? Peut-être. Mais pas obligé. Pas systématiquement. Et puis, il faut avoir le temps d’être précis, et on n’est pas forcément le mieux placé pour dire tout ça avec exactitude.

Alors assumer le vague, la divagation. L’expérimentation personnelle et humble dans l’écriture, les images qu’on donne à voir, avec la même précaution qu’on a à donner des sons. Pas intéressant ? Pas toujours, mais cet amateurisme-là, honnête, viendra peut-être éclairer, autant que la réflexion, le travail, exigeant, qu’on mène ailleurs et qui ne peut avoir lieu qu’ailleurs.

Après bref échange de commentaires lu sur “musicien photo” : Louis Sclavis n’est pas photographe. Je ne suis pas grand connaisseur en photographie. Mais dans ses images, j’entends réellement une résonnance, diffuse mais bien là, de ce que je connais au plus intime de sa musique : un certain découpage du temps (bizarre, hein, dans une image fixe…), un sens particulier de l’équilibre, une distance singulière à l’objet, un regard ludique, bref, j’y retrouve celui que je connais, sur scène comme à la ville… Ses photos donnent justement à voir celui qui photographie, qui nous fait accéder par une voie détournée à quelque chose de son jeu. On a le droit de se contenter des concerts et enregistrements, mais cette occasion d’excéder le territoire scénique nous parait une façon d’avancer encore, et (surtout) sur des trajectoires qui ne nous ont pas encore été assignées, et de nourrir ce qui tente d’échapper au spectacle.

Pas encore beaucoup de musiciens sur les blogs, mais ici, on a encore moins envie de rester entre nous.

En écoute, d’un Cd épuisé (Oblique), mais qu’on mettra peut-être en ligne un de ces jours, ce duo avec Louis :

signes pour aujourd’hui

la moitié du monde

Nous nous appelions régulièrement, de préférence de très loin, et pour rien. Comme ça. Puis lui s’est mis à m’envoyer des photos prises avec son téléphone portable. Comme ça, pour rien. Avant d’aller moi-même vers l’aventure blog, je lui avais lancé l’idée d’en faire un, comme ça. Pas de musique, surtout. Pas de texte. Rien d’autre que ces photos, qui étaient son quotidien partagé de musicien, partagé parce qu’intime, d’une autre intimité, parallèle, que celle de la scène.

Depuis novembre 2006, Louis Sclavis tient ce blog photo, un peu secret, sauf qu’il revient de Phnom Penh, où en plus de jouer avec de jeunes musiciens cambodgiens, il a montré sa 1ère exposition…

Ce que j’y aime : un peu le même espace qu’en musique, la même tension entre l’image et le titre, là où il y a de la place pour se loger. Et cette manière d’être toujours sur la réalité des choses qui surviennent, en même temps que dans une distance rêveuse.

Photo : “la moitié du monde”, Louis Sclavis.

pop cello

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Il y avait une vie des instruments, une sorte de monde parallèle, ou plutôt d’existence logée au cœur même de nos existences, quelque chose qui nous habitait, que nous partagions avec les objets, mais qui n’en avait pas moins, à certaines périodes, une autonomie réelle. Au moment où nous pensions les apprivoiser, ils étaient déjà loin, dans d’autres histoires, d’autres sons auxquels nous n’aurions pu rêver, et malgré tout, quand nous partions, nous, sur d’autres voies, d’autres vies, quelque chose se défaisait, le danger pointait, un déséquilibre survenait, un égarement soudain. Un chemin secret, ou une trace intérieure, comme au creux d’une paume, les conduisait inexorablement vers le drame ou le merveilleux, vers la vie ou dans l’errance.

Pour François Bon, Vincent Courtois et le père Nortier…

vie de musicien : le père Nortier (René)

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Il avait été chef de l’harmonie municipale de Caen, et avait pris sa retraite à Civray, je crois qu’il habitait Lizant, en tout cas il  venait avec une 4 CV Renault marron qu’il garait juste devant. Vague souvenir qu’il y avait aussi une madame Nortier, qui faisait son ravitaillement et puis attendait la fin du cours de son mari avec son tricot, dans la 4CV en principe, ou carrément dans la pièce avec nous s’il faisait froid dehors.

Il avait loué une pièce en longueur, à l’arrière de la boucherie Trouvé, sur la grand-place. Donc quelques mètres à peine de notre garage. On prenait le couloir le long de la boucherie, qui tombait dans la cour appartenant encore à la boucherie. Il y avait une porte de bois jaune. À droite, côté porte vitrée donnant sur la cour, un piano droit. Au milieu, deux pupitres, des chaises, un accordéon dans son étui.

Sur la feuille imprimée qui lui servait de publicité et d’affiche, la liste des instruments enseignés : le violon, la mandoline, la contrebasse, la guitare, l’accordéon, le piano. À cette époque-là (1964 -1966), avant l’arrivée de Charles de Cock, je ne crois pas que l’école municipale de musique était ce qu’elle est devenue par la suite.

Donc mes parents m’ont inscrit chez le père Nortier, et c’est lui qui a proposé le violoncelle, je crois tout simplement parce qu’il en avait un à vendre, un violoncelle demi-taille, puisque j’avais onze ans. Dans la mesure où à la maison nous avions trois disques 33 tours (Dario Moreno, la Symphonie héroïque de Berlioz et un comique), j’ai probablement découvert le mot violoncelle en même temps que l’instrument.

Le premier souvenir associé à la pièce c’est cette odeur de tabac froid, puisqu’il fumait la gitane maïs à la mode de ceux de ce temps-là (mon grand-père faisait pareil), la laissant s’éteindre, la gardant à la lèvre, la rallumant une heure plus tard.

On faisait des gammes, bien sûr : j’aime les gammes, je les comprends. Même maintenant, lors des lectures ensemble, j’aime bien écouter Dominique jouer lentement ses gammes – Pifarély ne commence pas par des gammes, on dirait plutôt que lorsqu’il en arrive à jouer des gammes c’est le dernier moment qui approche avant la scène.  Je dois toujours avoir dans un vieux carton la « méthode Feuillard » dont on se servait. Ce qui est bizarre pour moi, à distance, c’est que je n’ai jamais eu l’impression de « faire » de la musique. Je jouais ce qui était écrit, mais jamais l’impression que j’aie pu entendre ce à quoi ça devait ressembler, ou bien que j’aie pu m’imaginer la musique possible avec ces notes. Troisième position, quatrième, et même la seconde. Jamais été jusqu’à pouvoir commencer un premier Bach, sauf l’extrait de cantate qui figurait dans Feuillard, du coup c’est seulement à 21 ans, bien plus tard, que j’ai entendu Bach pour la première fois.

Je me souviens qu’il avait souhaité que je marque la mesure du pied quand je jouais : alors, et parce qu’il faisait ça lui aussi dans ses démonstrations, je tapais avec le pied comme John Lee Hooker, donc il m’avait dit que c’était bien, mais que ça devait être plus discret.

Je le vois arriver avec son propre violoncelle : immense taille par rapport au mien, mais la même housse de toile marron, et qui ne devait pas être facile à extraire de la 4 CV. Il le déballait très lentement. En fait, tout était marron : la 4CV, la couleur des murs, les taches de tabac de la gitane maïs, la housse du violoncelle et l’instrument lui-même, la colophane qu’on frottait sur l’archet (tout commençait toujours par la colophane). Du coup, autre souvenir : chaque fois qu’il allait commencer un coup d’archet pour me montrer, même le plus simple, j’entends encore son bruit de respiration, aspirer et retenir le souffle, regarder au lointain, et l’immense bruit de caverne qui sortait de son violoncelle.

J’aimais bien les moments où on jouait en duo : son grand violoncelle qui faisait tout un orchestre, et les notes du mien qui faisaient semblant de ressembler à quelque chose. L’impression d’une grande machine qui avance, avec son pied qui battait la mesure, et la gitane maïs qui se redressait un peu chaque fois qu’il aspirait sur le premier temps de la mesure. Ça, pour moi, ce grand bruit qui avance, c’était la musique.

Est-ce que ça aurait changé si sa recommandation à mes parents m’avait aiguillé sur le violon ? Je n’aurais sans doute pas appris bien plus, mais après, aux temps du folk, j’aurais peut-être pu rebondir ? Ce qui m’étonne aujourd’hui, maintenant que je vous connais un peu, vous qui jouez, c’est comment la musiques est intérieure : on s’imagine ce qu’on va jouer et on le joue, alors que je n’ai jamais été mené vers cet endroit-là, n’en ai même pas supposé l’existence.

Est-ce qu’il aurait pu en être autrement, dans ce contexte ? Ça a dû correspondre aux deux années scolaires de cinquième et de quatrième. Est-ce que c’était déjà trop tard ? Le père Nortier, toujours dans le souvenir assez vague, et qui doit simplifier, était un petit bonhomme râblé (son manteau aussi était marron), mais qui gardait des cheveux un peu longs, coiffés en arrière, c’était son signe artiste – et qu’il avait été le chef de l’harmonie municipale de Caen.

Nous étions, mon frère et moi (un seul instrument pour les deux), ses seuls élèves au violoncelle. Il en avait un peu plus pour la guitare classique. Un trou dans le plancher pour le violoncelle de tous les élèves, le petit cale-pied réglable pour la guitare.

À ce moment de l’écriture, me revient aussi le bruit de son poêle à gaz, l’hiver : le chuintement du gaz, et l’odeur du gaz qui s’ajoute maintenant à celle du tabac froid et de l’odeur particulière de l’instrument dans sa housse, avec la colophane. On entendait les voix et les clients de la boucherie qui lui sous-louait la pièce, une porte de verre condamnée nous en séparait.

Le père Nortier, René Nortier, est tombé malade. Madame Nortier nous donnait des nouvelles. Parfois trois semaines sans cours, et on reprenait le même exercice. Et puis deux mois, quatre mois sans cours.

C’était 1965. Les plus âgés, ou bien les plus risqués parmi ceux du collège et du lycée, écoutaient Eddie Cochran, Jerry lee Lewis, Little Richard et Gene Vincent. Quand je faisais les vingt mètres qui séparaient le garage de la boucherie, je portais négligemment le violoncelle demi-taille comme si c’était une guitare, et que j’apprenais la guitare comme les autres (d’ailleurs c’est cette année-là, en troisième, que j’aurais cette première guitare achetée 130 francs chez le coiffeur Barré, qui en tenait commerce, et que je remplaçais Feuillard par ce livre magique avec les accords figurés par les petits ronds bleus et rouge où poser les doigts sur le manche).

En troisième, j’avais un électrophone : on écoutait les Equals, on découvrait les Beatles, et puis vite tout le reste. Les quarante-cinq tours des Rolling Stones arrivaient chez le marchand de machines à laver et de postes de télévision, Chauveau, juste dans l’angle de la même place. La révolution c’était le transistor : on écoutait la nuit, l’oreille posée directement sur le petit poste, les musiques qui nous arrivaient.

J’ai racheté un violoncelle en 1976, que j’ai gardé jusqu’en 1988 : j’ai toujours en tête ce son de caverne, lorsqu’il lançait l’archet après avoir inspiré d’un coup sec, la gitane maïs penchée sur le coin gauche des lèvres, et les cheveux blancs repoussés en arrière façon artiste. En général, au bout du morceau, répétant une phrase que j’ai dû entendre de lui dizaines ou centaines de fois : “C’est un instrument de force, le violoncelle.” C’était son adage, sa philosophie. Et c’est le seul bagage que j’ai eu pour la suite..

Parfois, on aurait voulu que sa vie soit différente.

Photo : Civray, place Leclerc, 1964, le garage (vert) et la boucherie (rouge), le chemin qu’il fallait assumer avec la honte d’apprendre le violoncelle quand tous les copains se mettraient à la guitare.

ruine

pc270006

pluie
non, brume, bruine
puis
petites blessures
sols, sales
murs, lisses
soleil sur
matin fuyant
puis
soir
désolé
muré dans
ruine
de l’âme
silence

divan orchestra : bien plus loin que les frontières qu’ils nous tracent

Einen Stiefelvoll Hirn / in den Regen gestellt : / es wird ein Gehn sein, / ein grosses, / weit über die Grenzen, / die sie uns ziehn.
Une bottée de cerveau / placée sous la pluie : / il y aura une marche, longue, / bien plus loin que les frontières / qu’ils nous tracent.
Paul Celan, Enclos du temps (trad. Martine Broda).
Après la lecture de Gaza, sans fiction : Il a hurlé le nom de ses filles. “Qu’est ce qu’on a fait ? J’espère que ce sera la fin. Si cela satisfait Livni et Barak et vos leaders, j’espère que mes enfants seront les derniers.” Pas de mots, évidemment, plus de mots, tout a déjà été dit.
“je ne vous en dirai rien
je ne vous en dirai rien
tout a déjà été dit
montré vu compris
que reste-t-il à dire
à vous   pourquoi
et pourquoi vous le dire
en quoi cela peut-il vous aider
et avez-vous besoin d’aide
ai-je moi-même besoin d’aide
les mots que vous me demandez n’ont de goût
de sens    un peu que pour moi-même
la guerre et sa réalité ont épuisé la vérité
des mots qui ne peuvent les dire
mots mort-nés    désuets et appauvris
mots vacants    impuissants à rendre le moindre souffle
or les mots que vous me demandez ne sont bons qu’à bâtir des fictions
raconter des histoires
or il n’y a pas d’histoire
et je n’ai rien à raconter
il n’y a qu’un peu de souffle
le souffle de la vie    le souffle de la guerre
et si je vous disais
n’aurais-je pas l’impression d’avoir été cambriolée
seule et nue au milieu de ma propre maison
vidée de fond en comble
ma maison qui n’est plus ma maison
mon quartier qui n’est plus mon quartier
ma ville    mon pays
les mots peuvent-ils dire les rafales qui courent
de porche en porche, de fenêtre en fenêtre
il n’y a pas d’histoire
les mots peuvent-ils dire les yeux grands ouverts
d’un enfant éveillé au milieu de la nuit
le silence installé    qui menace et fait peur
le vacarme du tonnerre    qui roule au ras des toits
les jardins saccagés
les rues défoncées    la poussière et la boue
les pylones électriques arrachés
le chemin des écoliers chaque jour réinventé
c’est un jeu et c’est drôle
ça fait rire les enfants
il n’y a pas d’histoire
le tumulte des sirènes qui courbe les passants
les ruptures de courant    le manque d’eau
le pain caché et confisqué
les courses furtives le soir dans les rues calmes et sales où s’entassent les ordures
les mots peuvent-ils le dire
les rêves qui insistent
la voisine de palier dont la porte est désormais fermée
les rires des enfants dans les caves
les naissances    les mariages fêtés dans les garages
le sucre    l’huile    le café    les comprimés qu’on accumule
et les petits échanges et les petits trafics qui mangent les journées
il n’y a pas d’histoire
il n’y a que ces petits voleurs égoïstes que nous sommes devenus    avec
l’avidité    la veulerie et la honte    qui rongent
et qui bivouaquent au plus profond de soi
les mots ne peuvent le dire
et toujours au coin de la rue
le jeune homme encore frêle  plein de morgue
arrogant et armé jusqu’aux dents et qui effraie mon fils    et
que mon fils admire
ces quartiers tour à tour interdits et bouclés
ces trêves imprévues    incomprises et usantes    qui sèment le désarroi
le vertige de l’attente
il n’y a pas d’histoire
et la campagne est proche
la montagne    le ciel où poussent les saisons
et un soleil inchangé au dessus de tout ça.”
Gilles Zaepffel, Nuits guerrières (Saïda, sud-Liban, août 1998).

Et puis parfois, on est fier, ou bêtement réconforté, que le rayonnement d’un musicien vienne éclairer, même faiblement, le désastre du monde. Alors donner à partager quelques mots, redire son admiration.

Le lien est devenu invalide, cette vidéo a été retirée. Au cours de son discours devant le Parlement israélien, Daniel Barenboim estimait que la politique de l’Etat hébreu envers les Palestiniens était en contradiction avec les valeurs humanistes sur lesquelles Israël a été créé en 1948.
“Une situation d’occupation et de contrôle d’un autre peuple peut-elle être en accord avec la déclaration d’indépendance (d’Israël) ?”, a-t-il déclaré, en ajoutant : “Existe-t-il une logique à l’indépendance d’un peuple au prix d’atteintes aux droits de l’homme basiques d’un autre peuple ?”


[…] Est-il suffisamment d’idées pour que je choississe mon pas final / Assez de pays pour que je dépose les mots sur le trottoir et me retire / Assez de mots pour bâtir des fenêtres qui ne s’ouvrent sur massacre / Suffisamment d’Histoire pour que je retrouve les louanges des peuples anciens ? / Suffisamment d’oubli pour que j’oublie et oublie […]
Mahmoud Darwich, Au dernier soir sur cette terre (trad. Elias Sanbar).


Dominique Pifarély Trio / Pierre Baux

Cave dîmière . Argenteuil . Vendredi 16 janvier 2009

représentation du silence

rail

Toujours un émerveillement : le visage d’un étudiant, construisant intérieurement l’objet sonore qu’il n’a pas encore joué, qu’il se joue déjà silencieusement, tentant d’en tracer les contours, d’imaginer le geste aussi bien que le son, une concentration qui résonne déjà comme je le regarde (quelques instants plus tôt, le même : “je n’ai jamais improvisé, c’est un autre monde…”). Tout à coup, le regard change, vise loin, ou à ses pieds, mais vers l’intérieur toujours, comme essayant de se saisir de lui-même, au bord d’une expérience inattendue, et qu’on découvre accessible. Et le silence des autres, dans cette intimité soudaine, attendant respectueusement, ou cherchant peut-être à percevoir déjà ce qui s’invente qui n’a pas encore été joué, tant le travail d’élaboration est palpable : une présence.

Cet après-midi, c’est à Garges-lès-Gonesses, à l’invitation de Sylvain Cathala, qui officie au conservatoire, que je regarde les visages, enfants ou adultes, qui se concentrent sur ce geste si particulier. Comme les mots à la mode semblent lointains et dérisoires : acquisition des savoirs, maîtrise de techniques d’expression spécifiques, compétences, excellence… classePendant 4 heures, il a été question de pensée (“elle a inventé dans sa tête, puis elle a joué”), d’écoute (“comment puis-je m’écouter et écouter les autres en même temps ?”), de choix, de place (“comment être présent à l’autre sans être devant l’autre ?”). S’improviser vivant, dit Charles Pennequin. Bien mieux que les leçons de choses, les listes à la Prévert, les techniques de la consommation culturelle, l’art pour tous mais pas pour vous : la bêtise officielle réduite au silence, au milieu des barres, à Garges.

la parole, la musica

Rare de pouvoir faire que s’enchevêtrent, s’embrassent, se confrontent ces deux paroles, celle du poète et celle du musicien, dans une relation libre, qui permette le discours de chacun sans renoncer à rien de sa propre autonomie. Pour le musicien, toujours cette équation : comment redire ce qu’il fabrique quotidiennement, de sons, de rythmes, de phrases, en se glissant tout de même dans le sujet du jour ? C’est évidemment le projet de l’improvisateur, non pas seulement improviser, mais s’improviser au milieu des autres.dp-fb_1

Avec celui qui lit, qui dit, la chose se complique. Mais toujours, pour le musicien, incroyable puissance du sens, qui bouscule littéralement la conduite du discours musical, pour peu que celui-ci se pose comme tel : non pas accompagnement, illustration, mais bien discours articulé, organisé, proposant sa propre temporalité. Avec François Bon, pour moi, c’était vraiment le pari de la rencontre, si elle devait avoir lieu, ce devait être sur nos singularités. D’où, la 1ère fois, plus d’1 heure et demi passée sur Rabelais, se renvoyer les sons – richesse, complexité, mais immédiateté aussi de la musique de Rabelais – (et encore mille excuses à Médéric Collignon, en 1ère partie de qui nous jouions…). La rencontre : dire ce qu’on est, ne pas mentir, et écouter en même temps, deviner à chaque seconde ce qui nourrit ou ce qui empêche, changer de pas, mais avancer toujours. Puis, plus tard, sur les propres textes de François – l’expérience Tumulte sur une année – un bousculement plus vif encore : plus simple de déstabiliser Baudelaire ou d’Aubigné que celui, tout proche, qui parle de sa propre voix ? Jusqu’au récent “Peur”, écrit en allers-retours (le 1er thème, écrit, suit la prosodie d’un de ses textes), l’itinéraire de François, sur le rythme de ce qu’il écrit comme de ce qu’il dit, m’épate…

vio_1Avec Violaine Schwartz ou Pierre Baux, ce 1er contact aux Amandiers à Nanterre, les écouter swinger incroyablement sur un texte d’Olivier Cadiot, et me demander ce que j’entendais, un texte dit ou une pièce contemporaine (j’apprendrai plus tard leur profonde fréquentation d’Arperghis). Pour tous, auteur ou interprètes, une formidable capacité à s’improviser disant, à parler, discuter avec la musique. D’où, avec Violaine, ces jeux d’ombres et de suspens sur le chemin de Ghérasim Luca, un immense respect du texte en même temps qu’une appropriation singulière, dans un dialogue constant avec ce que la musique propose. Si Luca lui-même donnait ses poèmes en récital, voici l’exact parallèle avec la musique. Ou avec Pierre, aller vers du narratif (Melville, pas facile encore de tenir sa route à côté d’une telle puissance), ou prendre les mots d’un auteur d’aujourd’hui (Pennequin), avec toujours cette cohabitation forte qui tente de construire une autre perception du monde. Acteur, chanteur, je ne sais plus très bien, parfois, la position qu’il prend. Simplement faire advenir quelque chose dans l’espace entre nos discours : un vertige.pierre_1

Rare, donc, et pour moi précieuse par dessus tout, cette capacité qu’ils ont, chacun à leur manière, d’accueillir nos assemblages de sons, et de permettre “la circulation aléatoire entre ces différents niveaux comme une circulation « catastrophique », au sens où cette circulation implique des passages (katastophê « bouleversement », strophê « évolution ») d’un mode d’apparition du sens à un autre, du plus flou au plus net” (Lia Kurts-Wöste).

Lire aussi “when Pifarély goes electric”. Et sur la 1ère lecture Rabelais avec François Bon.

Peur, le Cd, texte de François Bon, musique de Dominique Pifarély. Et en attendant le Cd, quelques extraits avec Violaine Schwartz.

Lire, de Lia Kurts-Wöste, “l’effet esthétique“.

When Pifarely goes electric

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Lorsqu’on est sur scène ensemble, je sais le défi que représente pour Dominique la seule durée : dire un texte, ce n’est pas jouer d’un instrument, je lui mange l’espace, et il y a cette conduite du sens, la narration à rendre perceptible. Pourtant, je crois qu’il n’y a pas une micro seconde où je ne sois pas dans l’écoute de ce qu’il déstabilise, déconstruit, propose. Il y a toujours ces moments, étranges pour tous les deux, où voix et violon se confondent presque, diction et son.

Et puis, par intervalles, plus possible d’être ensemble : le violon dicte sa loi, il lui faut aller au bout de sa démarche. Alors je me recule un peu. Mais quand je vois Dominique, dans ces instants, plonger dans sa machine, j’ai l’impression que lui aussi obéit à cette loi d’autonomie de l’instrument, que l’instrument va devant.

Ainsi, voici deux instants d’un concert, à Château-Chinon, où nous proposions un voyage Baudelaire. Je dirais que dire Baudelaire, pour un auteur, c’est comme jouer Bach pour un violoncelliste.

Dans le premier extrait, Dominique est au violon électrique. On dirait, dans ces instants-là, qu’il y a une matière, et que la matière organise elle-même peu à peu les rythmes. Peut-on parler encore de violon, ou bien l’instrument c’est seulement l’ampli ? En tout cas l’ampli (les spécifications qu’il donne pour la location de l’ampli sont toujours très précises), est un instrument à part entière. Dans le deuxième extrait, Dominique a repris le violon acoustique : et, dans ces moments solo, c’est bien le violon qu’on honore, et un répertoire dont l’ascendance est multiple. Dans le premier morceau, électrique, je rentre avec un fragment de Baudelaire en prose, dans le second cas en vers : c’est aussi selon ce qu’il joue que je choisis, dans l’instant, le prochain texte – cela aussi c’est le dialogue.
Encore autant de questions posées à lui-même, le musicien.

À l’écoute :

–   Dominique Pifarély, solo électrique, suivi d’une prose de Baudelaire, Château-Chinon, avril 2007, 3’50

–  Dominique Pifarély, solo acoustique, suivi d’un sonnet de Baudelaire, Château-Chinon, avril 2007 , 4’05

Et si vous en voulez plus, le concert entier (merci Nevers D’Jazz) est sur tiers livre : horizon noir, dire Baudelaire