Ouvrez les territoires et vous verrez baisser les tensions critiques des uns et des autres. Le jugement esthétique est profondément irrigué par la vue de sa propre condition. Ou alors : sa propre condition nourrit le jugement esthétique. C’est comme l’on veut. En d’autres termes : les autres ne m’empêchent pas de vivre tant qu’ils ne m’empêchent pas de vivre. (Philippe Manoury)
On en parlait récemment, avec Benoit Delbecq ou Marc Ducret, de ces lieux, pas forcément prestigieux, mais propices au travail, qui permettent un répit pour penser, écrire, composer : pas grand chose pour nous, siglés musique improvisée (oui, mais pas que), jazz (voire)… Rien comme la Villa Médicis, par exemple. On prendrait bien plus modeste, si ça existait.
Je me souviens de discussions récentes avec François Corneloup, sur la nécessité de ne pas tomber dans le piège de la division et de la mise en concurrence, de l’individualisme enfin, piège armé avec brio par le pouvoir sarkosiste.
Je me souviens de ces vitupérations des musiciens de jazz, furieux, trop d’argent pour Boulez et l’Ircam, disaient-ils. Je m’insurgeais, ne voulant pas déshabiller Pierre.
Plus loin : je me souviens de mon professeur d’harmonie-contrepoint et d’analyse, Philippe Drogoz, ex-pensionnaire de la Villa Médicis, qui m’a fait découvrir Monk et l’Art Ensemble of Chicago en même temps que la musique contemporaine sous toutes ses formes, puis emmené sur les chemins du théâtre musical (et de son remplaçant, Philippe Manoury, une analyse des variations pour piano de Webern).
Plus près, de multiples passerelles, Marc Ducret invité par Marc Monnet ou Jérome Combier, Wolfgang Mitterer (un des grands improvisateurs de la scène autrichienne) donnant récemment son opéra à Strasbourg/Musica et la Cité de la Musique, l’ensemble Ars Nova les multipliant, ces passerelles (tout dernièrement avec Franck Vigroux). Fabrizio Cassol artiste en résidence à La Monnaie (oui, pas en France, c’est vrai). Ou Bruno Chevillon, invité à jouer à la Villa avec l’un de ses pensionnaires, Samuel Sighicelli. Je croyais voir un lien entre mes apprentissages, mes goûts, mes élans, mes expériences, et mon travail, ma pratique.
Au lieu de quoi, une pétition, mettant en cause deux artistes nommés à la Villa Médicis, m’apprend, par contiguïté de pratique avec l’un d’eux, Malik Mezzadri (nommé avec Gilbert Nouno pour un projet non sans lien avec celui de Samuel Sighicelli et Bruno Chevillon), que nous faisons des musiques populaires, touchons un public nombreux, sommes promotionnés, soutenus, et avons un pied dans l’industrie musicale (Et Michel Portal, Jean-Paul Celea, Joëlle Léandre, désavoueraient-ils Malik ?). Nous renvoyant par la même occasion à des catégories institutionnelles ou commerciales auxquelles nous n’appartenons certes pas, inactuels que nous sommes, et qui sont même les freins principaux à la diffusion de nos musiques. Devinez quoi, par les temps qui courent, ça ne me fait pas rire de lire ça.
Alors, pour dire à ceux, nombreux, que je reconnais dans les signataires, et pour lesquels j’ai de l’estime, qu’ils se trompent de cible, de revendication, et qu’apprendre à connaitre le travail de l’autre, ses problèmes, ainsi qu’à ouvrir les territoires, aide à vivre et à tracer les routes, cette lettre à laquelle je m’associe, espérant que cet épisode sera le plus bref possible.
Merci à Benjamin Renaud, tache-aveugle.net.
28/06/2010 : plein de commentaires, un débat vif, des mises au point, on pourra par exemple consulter ce commentaire à un article de l’Huma…
Lire aussi sur tiers-livre.
Et ici la pétition maladroite en question…
encore la preuve, Dominique, de combien il est nécessaire que vous, que nous jalousons tant à cause de votre danse via l’instrument, la magie extrême dont nous autres plumitifs sommes dépourvus, veniez parler avec vos mots, votre exigence, votre savoir – ce que tu dis là, je n’aurais pas su le dire de cette façon, l’ai dit autrement bien sûr en “contiguïté de pratique” (!) mais absolument besoin de ce partage via (aussi) les mots
Cette pétition de compositeurs et acteurs de musique que l’on dirait de loin (pas en l’entendant, juste en lisant cette pétition sans son) divisible et divisante est affligeante et malheureusement parfaitement significative d’une l’époque où la dénonciation, les catégories, les privilèges, les “milieux” autosatisfaits en péril reprennent du poil de la pauvre bête ; comme de pauvres chéris privés de lien populaire ne voulant pas perdre celui du Prince. Un Prince qui a lui même inventé cette dénomination stupide de “musiques actuelles” (comme si on n’en avait pas déjà assez – “assez”) pour montrer qu’il s’intéressait au petit peuple ou plutôt à ses élus. Cette pétition ne saurait tomber plus mal en ces temps de confusion et d’extrême fragilité. Elle ne saurait pas même raviver, en musique, une lutte de classes salutaire, seulement un sentiment amer et étriqué d’inconscients en train de saborder ce qui reste de lien, comme si la musique ne pouvait plus rien, comme si ils n’avaient plus confiance en elle.