Le passage des heures (avec la Cie Irakli, 2004)

Alvaro de Campos (Fernando Pessoa)pa200034

Mise en scène : Pierre Baux

Directeur musical et compositeur : Dominique Pifarély

Collaboration artistique : Célie Pauthe, Violaine Schwartz
Dramaturgie : Brigitte Bercoff

Lumière : Sébastien Michaud

Son : Thierry Balasse

Avec

Claire Merlet (alto)
Hélène Labarrière (contrebasse)
Violaine Schwartz (actrice)
Dominique Pifarély (violon)
Pierre Baux (acteur)

Création octobre 2004, aux Subsistances de Lyon.
Production Compagnie IRAKLI


Ode sensationniste

Ode : n.f.(1488, bas lat. oda, gr.ôdê, proprem. chant) : 1° Litter. gr : Poème lyrique destiné à être chanté ou dit avec accompagnement de musique. (petit Robert).

Il y a deux ans, nous (Pierre Baux et Violaine Schwartz) avons participé, comme acteurs, à la création d’Anabasis, un oratorio signé Dominique Pifarély. Une occasion d’expérimenter les rapports texte/musique. Nous avions à cette occasion abordé certains fragments de textes d’Alvaro de Campos. Juste assez pour se rendre à l’évidence. La musique de Dominique Pifarély, tantôt écrite, tantôt improvisée, électrise la prose d’Alvaro de Campos. Juste assez pour avoir envie d’inverser la proposition, non plus des acteurs dans une forme concert, mais des musiciens dans une forme théâtrale, non plus des extraits de textes, mais le texte droit debout, le passage des heures, dans sa globalité, à plusieurs voix, plusieurs figures.

Le passage des heures (écrit vraisemblablement en 1915-1916, puis 1923) est l’un de ces 27000 textes non publiés du vivant de Fernando Pessoa que l’on a retrouvé bien après sa mort, sur des pages volantes, en vrac dans une malle. Aussi selon les traductions et les époques, en existe-t-il plusieurs versions. La plus récente, publiée dans la Pléiade, est sans doute la plus fidèle, puisqu’elle ne tente pas de reconstituer une continuité fictive, mais accuse au contraire le côté fragmentaire, discontinu, inachevé du texte.

[ ] et tout chemine
Vers l’heure gorgée de lumière où les boutiques baissent leurs paupières
Et rumeur activité charrette train je-sens soleil retentit
Vertige de midi encadré par d’autres vertiges-
Soleil au faîte et au [ ] de ma vision striée

Sous le nom d’Alvaro de Campos, Pessoa invente un style littéraire fracassant, d’un lyrisme débridé, convulsif, annonciateur de l’écriture automatique. Où toute sa mélancolie s’exprime non pas en demi-teintes mais en furie, éructations, onomatopées, exclamations, dans un extraordinaire débordement de vitalité, une rage désespérée semblable à une démangeaison de l’esprit.

Chevauchée ailée de moi par dessus toutes les choses
Chevauchée déflagrée de moi par dessous toutes les choses
Chevauchée ailée et déflagrée de moi à cause de toutes les choses
Hop-là par dessus les arbres, hop-là par dessous les bassins
Hop-là contre les murs, hop-là se raclant sur les troncs
A une vitesse croissante insistante violente
Hop-là hop-là hop-là………..

Le passage des heures est un long poème où dans un flot torrentiel de paroles s’énonce une sorte de manifeste de l’extrême :

Sentir tout de toutes les manières
Vivre tout de toutes les façons

Se démultiplier à l’infini pour être partout à la fois. Jusqu’au vertige. Dans l’ivresse des sensations exacerbées.

pc270020Ce texte, plongée au cœur d’un cerveau en surchauffe, semble écrit dans la solitude d’une nuit d’insomnie, sous l’effet de l’alcool.
Se placer à l’intérieur de ce cerveau, voilà notre point de départ.
Nous serons cinq en scène (deux acteurs, trois musiciens, ou encore trois femmes et deux hommes), chacun étant possiblement le double de l’autre, cinq clones, comme un morceau d’un moi central qui se serait annulé à force de vouloir se multiplier. Tantôt masculin, tantôt féminin, tantôt contrebasse, tantôt trio à cordes, tantôt plusieurs, tantôt seul : cerveau-orchestre.
Le choix des instruments s’est imposé à nous comme une évidence : contrebasse, alto, violon. L’unité et la singularité des sons, renforçant l’ idée de démultiplication de soi-même si présente dans l’œuvre et la vie de F.Pessoa. (les fameux hétéronymes).
C’est un texte excessif où les sensations les plus exacerbées s’entrechoquent dans un flot ininterrompu de mots : cet excès, ce trop sera un de nos fils conducteurs.
Nous travaillerons le rapport au temps ( le passage des heures), dans des précipités ou des ralentis si intenses qu’on pourrait se croire, à chaque instant, au bord de la dernière pulsation. La lumière, de la saturation à la quasi-pénombre, le son, le corps et l’immobilisme, l’incapacité de tout mouvement et l’extrême violence de cet impossible.
L’alcool qui aiguise les sensations, rend plus lucide, fait chavirer le réel. C’est dans ce
rapport déformé à la réalité que nous chercherons notre espace de jeu. Francis Bacon et
sa façon ” de produire des opérations de brouillage, des phénomènes de flou, des effets
d’éloignement ou d’évanouissement ” (Gilles Deleuze : F.Bacon, logique des sensations)
nous guidera dans nos réflexions scénographiques.
Un travail sur les sensations, pour tenter un spectacle ” sensationniste “.

Pour Alvaro de Campos, écrire est une nécessité vitale, c’est ce besoin et cette vitalité qui nous touche, c’est cette urgence que nous voulons mettre en scène.

La compagnie IRAKLI.


 

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Statue de Fernando Pessoa, Lisbonne (ph. D. Pifarély)

Fragmenté, fait de circonvolutions, de ruptures, de retours, d’accélérations, comme écrit en l’espace d’une nuit, le texte d’Alvaro de Campos opère comme une stratification du langage, de la pensée et des sensations. J’y entends la forme proprement musicale d’un discours dans lequel la récurrence, le développement libre, la variation, les oppositions construisent un temps plissé, une condensation proche de l’inconscient et de la rêverie.
Au-delà de cette structure déjà existante, la musique cherchera à creuser la rupture au sein du discours, à déployer une narration inconsciente.
L’écriture musicale s’attachera à développer un temps particulier, celui de la vie intérieure. L’improvisation musicale, constitutive de l’écriture, interviendra comme le négatif du narrateur, sa tonalité psychique.
Les trois instruments (violon, alto, contrebasse) permettront une démultiplication des voix – au sens dramatique -, voix singulières mais de même nature. Procédé amplifié par l’emploi de la voix chantée, musicalisée (Violaine Schwartz), présence permanente de l’ombre double…

Dominique Pifarély

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