la poésie absente

Portrait de Jacques Dupin
Portrait de Jacques Dupin par Francis Bacon

Jacques Dupin : “Si j’ai écrit que la poésie était absente, c’était d’abord un constat. Je pense qu’elle se situe, quel que soit le monde, dans la contestation, dans le contre-pouvoir, dans la négation de l’horreur qui se perpétue. Elle est, par son absence, sa blancheur, sa barre de fer chauffée à blanc, le seul horizon qui se pose radicalement contre : l’oppression, les massacres, le viol, la magouille, l’exclusion, le racisme, le trafic d’armes et d’organes, la prostitution des enfants, le génocide, etc… le catalogue est ouvert, est béant…”

Je me rends compte seulement aujourd’hui, apprenant la mort de Jacques Dupin, pourquoi je n’ai jamais envisagé de faire de ses textes des lectures avec improvisation, et pourquoi il m’a fallu en passer par l’écriture partielle, qui suscite, ou propose l’improvisation, qui s’approprie les mots pour un temps, les chantant. C’est précisément cette forme d’appropriation,  proposant un paysage second, qui m’autorise à circuler en musicien sur les chemins de Jacques Dupin, tant leur minéralité sensible, radicale, intimide par sa brûlure impossible à éviter.

Pour fuir, Jacques Dupin (Dominique Visse, haute-contre, François Couturier, piano, Dominique Pifarély, violon, composition).

C’est aussi la puissance inégalée d’une pensée de la poésie — qu’on peut remplacer par musique —, d’une vérité sensible, irréductible.

Il n’y a jamais eu, en France, à ce jour, autant de poètes écrivant, publiant, lisant en public, autant d’éditeurs et de revues de poésie, autant de subsides de l’État pour les soutenir. Certes, ils ne sont pas lus. Mais qu’importe. Ils sont là, livres ouverts. Et malgré d’immenses scories, il n’y a jamais eu autant de poètes dont la présence, l’expérience et la pratique soient aussi singulières, instauratrices. La poésie française aujourd’hui est accidentée, contradictoire, intensément vivante. Elle brasse les eaux de multiples courants. Elle accueille et incorpore, comme des ferments qui la stimulent et la transforment, les voix venues d’autres lieux, d’autres langues, d’autres temps. Elle traduit, elle engrange à l’infini. Et dans le miroir de sa lecture innombrable, elle se réfléchit, se met en question. Elle assouplit sa trace, élargit son horizon. S’ouvrant aux souffles du dehors, elle approfondit la découverte et le dénuement de soi. Son ouverture, sa porosité, deviennent son identité…

La poésie telle qu’elle est reçue, ou plutôt éconduite, égarée, perdue de vue, me suffit et me comble. Elle n’est pas, et refuse d’être, un genre littéraire, un produit culturel, une marchandise éditoriale. Elle est, par bonheur, déficitaire dans les calculs de marketing. Elle est irrécupérable par l’ordinateur de la diffusion et la herse médiatique. Elle n’a pas de rayonnement au sens où vous l’entendez car elle a renoncé, depuis le premier jour, à l’éclat public, pour l’irradiation dans le corps obscur, la déflagration invisible et les transmutations souterraines. Elle est écriture vivante, écorchée – ou non-écriture en activité dans le sous-sol de la langue – ou projection du désir et des mots de chaque jour dans le balbutiement du futur. Donc absente, donc absente du marché. […]

La poésie n’a besoin que de mots. Elle peut exister sans les mots. Elle peut se passer de table, de papier, de tremplin. Elle n’a aucun besoin d’être vendable, d’être lisible. Elle se contente de peu, et de moins encore. Elle vit de rien. Ou de l’air du temps. Du désir, et de la mort. Et du vide qui la soulève… Pourtant elle s’adresse à quelqu’un. À un lecteur inconnu. À l’inconnu de tout lecteur. Elle ne s’accomplit pas sans un partenaire inavouable. Elle ne respire, elle ne se détend, que tendue par le désir de l’autre. L’autre étant l’inconnu, elle étant l’absence toujours…

Elle respire, elle n’est pas moins absente. Elle est le passage et le tourment du souffle de la langue-mère… L’absolu du manque, en chacun, de la plénitude qui l’entame et du vide qui le fascine, et de la mort qui s’entremet – une autre respiration à l’intérieur de chacun. Dont le poète connaît le rythme et le sens, le nombre et le mot – sans avoir recours à l’affichage et aux contorsions. Quand l’écriture poétique n’est plus assujettie au pouvoir – au pouvoir théologique, au pouvoir temporel – dès qu’elle s’en écarte pour jouer son jeu, ses jeux d’amour, de langue et de mort, il n’y a pas d’assemblée pour la recevoir et la reconnaître. Il n’y a personne. Elle va, elle creuse son trou, ou dérive à la surface, ou s’évade à la cime de l’air. Elle est absente, et respire, par le battement noir d’une solitude qui est confrontation avec la langue, avec la mort de la langue, avec sa résurgence éclatée…

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