le temps qu’il faudra

pensamiento

Le piège, c’est de se perdre en cherchant la bonne distance. On nous l’a tellement rabaché, ce truc, ne pas perdre contact avec la vie, la vraie :  la musique (l’écriture, la peinture, etc…) c’est pas la vraie vie, ça aide seulement les autres à s’évader, ou alors ça produit de la valeur, c’est le terme, et si pas, c’est de la valeur ajoutée qu’on en exige (le lien social…), et ça doit produire, mais ex nihilo, car qui peut penser l’effort nécessaire ? Le piège : se justifier. Pourtant, c’est bien cette injonction qui devient toujours plus insistante au fur et à mesure des démissions successives : démissions financières, esthétiques, politiques, démission du désir.

Nouvelles récentes : à un festival de musique contemporaine, la ville supprime soudain toute aide (le festival avait quitté le giron municipal : envolée, la plus-value culturelle ?). Là, c’est une mairie qui met la main sur l’outil de diffusion pour en faire un simple lieu de réunions, ou y organiser des fêtes (le retour des salles des fêtes en lieu et place des théâtres ?). Encore là : la demande faite à une scène nationale par l’adjointe à la culture d’organiser des “actions festives” dans la rue marchande. Ou bien : telle grande institution de province se désengage du soutien à un diffuseur associatif de jazz/musiques improvisées (combler 50 % du déficit d’un concert qui coûte moins de 2000 €, quel risque, en effet). Exemples banals, liste fastidieuse, chacun peut y rajouter sa moisson personnelle de vulgarité instituée.

Ce n’est pas qu’une histoire d’argent. Ce qui est à l’œuvre n’est pas un simple recadrage comptable. C’est l’allégeance décomplexée faite au règne de la bêtise la plus noire, celle qui tient délibérément à distance toute possibilité de faille dans la carapace qui permet de se livrer au marché, à la régression de toute pensée réellement émancipatrice. Allégeance partagée par la grande majorité de nos équipes politiques : à preuve, les pouvoirs locaux évoqués ci-dessus sont tous… de gauche, supposément. Mais voilà : qui, aujourd’hui, porte un vrai désir d’art, ou même un simple projet culturel qui serait autre chose qu’un adjuvant social, électoral, touristique ou commercial ? Alors comment penser la suite de nos rêves dans le périmètre clos de ces balises culturelles dont ce pays a le secret, et en même temps saturé d’injonctions n’ayant que peu à voir avec la création artistique. Car voilà bien le danger : pas très envie d’être soumis à l’industrie (très présomptueux de notre part, elle nous ignore, évidemment…), ni à un hypothétique marché, mais quand le financement public des lieux de diffusion est en danger, non pas seulement de tarissement (ça, on le sait depuis longtemps), mais de perversion, comment prendre le temps de “tenir le pas gagné” ?

On se retrouve dans la proximité des enseignants, des chercheurs, et de tous ceux qui travaillent modestement à l’enrichissement de notre vision du monde, et on reprend ici  ce texte de Michel Terestchenko :

“Produire du sens, voir le monde sous un autre angle, déplacer les représentations habituelles, suivre des chemins de traverse, cela demande du temps. Le temps de se défaire des regards convenus, seraient-ils philosophiquement ou scientifiquement établis. C’est là une affaire de patience, de longs silences improductifs où rien ne se dégage encore, de sédimentation des idées qui suivent leurs cours et se déposent à notre insu dans un ordre qu’on ne connaît pas d’avance. Combien il est pénible et pourtant nécessaire d’accepter ces périodes de vide où l’on n’a tout simplement rien à dire. Quiconque s’est engagé dans un long travail de recherche, professeur ou étudiant, apprendra bientôt, s’il ne le sait déjà, à quel point c’est là une dure ascèse. L’exercice de la pensée n’est pas une mécanique de production économique du savoir, moins encore bien évidemment une répétition de ce qui a déjà été dit par soi-même ou par d’autres, mais une dynamique paradoxale où il faut d’abord apprendre à se vider. Voir autrement et aller voir ailleurs, se nourrir d’autres regards, des apports éventuellement d’autres champs de la connaissance, voire d’autres cultures – ce qui est plus difficile encore – exige d’abord de chacun qu’il accepte de se perdre, de se rendre en quelque sorte étranger à soi-même et à ses propres acquis : consentement à éprouver l’angoisse de sentir le sol de ses certitudes et de ses préjugés se dérober sous ses pas à laquelle nous conviait par exemple Descartes. Le temps qu’il faudra, et qui sera peut être long. N’est-ce pas ce sentiment d’étrangeté et de doute, d’ouverture en réalité, que nous cherchons à susciter chez les étudiants et que nous voulons leur transmettre, au-delà même de l’acquisition d’un savoir ou d’une compétence, de la préparation à un concours ou à un métier ? Y parvient-on un peu, c’est la plus belle et la moins mesurable de nos réussites. Mais ce que nous cherchons à transmettre, l’angoissante et fructueuse disposition critique à abandonner son point de vue, à prendre la mesure de sa propre ignorance qui n’aboutit tout d’abord à rien mais qui est le condition de tout enrichissement intellectuel, il faut d’abord en faire soi-même l’expérience.”

On essaiera de faire entendre ça, ce temps-là, de faire partager cette expérience.

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