feuilleton(s) sur le web chez publie.net

En plus des flux auxquels on s’abonne, voici un nouveau feuilleton, un objet qui peut se lire en continu ou hors ligne, s’imprimer pour diffusion, se répercuter dans les blogs, sorte de publication à l’objet presque indéfini, qui s’improvise au fil des pages et des collaborations.

Prochain épisode dimanche 20 février…

François Couturier, pianiste

fcoutJ’aime / la hauteur qu’en te parlant / j’ai prise / sans avoir / pied. (André du Bouchet)

Entre nous, on en plaisante, et lui-même n’est pas en reste : la fragilité et l’incertitude que nous avons en partage, même dans l’élan le plus vif et le plaisir renouvelé, qui deviennent sensations motrices plutôt qu’entraves dès lors qu’on en apprend le commerce intime, sont chez lui à la fois objets de dérision et façon de rester modeste, devant l’importance de la tâche : assigner à la musique ce devoir de parler juste, d’inventer vrai, de résonner au plus profond.

Il ne m’en voudra pas, lui dont l’absolu de sincérité perce dans le moindre entretien, de confier comment parvenir au solo lui fut un long voyage. Il me semble bien qu’il écarta jadis à plusieurs reprises les suggestions que je pouvais faire en ce sens, tant la musique pour lui ne se concevait qu’en dialogue, en partage, plus, en amitié. Hier soir, je n’aurais pu manquer son concert à la Maison de la poésie : l’ouverture au monde de son monde à lui (Jean-Paul Celea, hier : ce concert est exactement ce qu’il est, François au plus près de son être). Et ce ne sont pas les gentilles plaisanteries dites au public qui nous égareront de ce qu’il nous livre, sans avoir pied.

un silence scintillant, de brusques obscurcissements, et un monde dans une note

toujours une palpitation dans la phrase la plus lente, sereine, secrète, et le chant lové au cœur des agrégats les plus sombres

une manière unique, détaillée, de donner une intention à chaque note : la phrase, le timbre, une expressivité toujours en recherche d’elle-même, éléments organiques d’un jeu d’une rare sincérité

François Couturier nous offre aujourd’hui son premier album solo, Un jour si blanc, sur le label ECM.

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Pour mémoire, après un disque en duo, Poros, toujours chez ECM,poros_cd
nous avions travaillé en compagnie du haute contre Dominique Visse, sur la poésie d’André du Bouchet, de Jacques Dupin et de Paul Celan : Impromptu, cette fois sur Poros éditions.

impromptu

violoncelliste du métro Jean-Talon

jeantalon

Si l’interrogation la plus ancienne pour ce qui me concerne reste  : pourquoi tu n’es pas musicien  ?, je sais que les termes mêmes peuvent être mis en cause. Si le travail que fait Dominique Pifarély sur la construction de l’improvisation ressemble tant à mes ateliers d’écriture, c’est qu’on n’y préjuge pas d’une qualité, écrivain ou musicien, qui serait un préalable au parcours entamé.

Pourtant, si j’ouvre mes vieux conteurs radoteurs, et principalement ceux dont nous
sommes tous issus, Dickens et Balzac, je sais avec la même certitude qu’une musique aussi est ici. Comme on donne un coup de talon sur le plancher avant de lancer une lecture en public, ceux-là, quand ils content, c’est un orchestre, et aussi ce jeu avec l’instrument qui vous laisse parfois baba et hop, pirouette.

Donc, profondément, et quand bien même je peux passer ces après-midi entières catalysé dans l’écoute des autres, je sais que ma musique c’est celle reçue autrefois des livres – et que ma façon d’être si empêché avec tous les instruments de musique essayés peut cesser si je prends ici les cothurnes du conteur et hop, pirouette.

Pourtant, ce mystère de la musique, qu’il m’apparaisse aussi terriblement total et enviable dès lors que je suis en contact avec un individu qui en participe, et que m’apparaît si mince la frontière, l’arbitraire qui l’a placé sur cette route et moi sur la mienne.

La littérature ne jouerait pas aussi souvent, sinon, des figures de musiciens, compositeurs ou instrumentistes. Et elle ne les traite pas comme les peintres (L’Oeuvre de Zola, Le chef d’oeuvre inconnu de Balzac). Ils sont modestes et silencieux, les instrumentistes, ou obscurs. On a le Gambarra de Balzac et le Thomas Leverkühn du Faustus de Thomas Mann, on a le très bref Violoniste de Grillparzer et les criconvolutions autour de Vinteuil dans Proust. On a, dans la fascination pure, le Rolling Stones une biographie de François Bon, livre dont l’auteur lui-même, une fois entré, n’est plus ressorti.

Ainsi, pour moi, du violoncelliste de Jean-Talon. Je viens à Montréal une fois par semaine, à heure fixe : changement de la ligne orange à la ligne bleue. Il est sous le double escalator, un endroit où ça résonne, un des carrefours principaux de la grande métropole américaine. La première fois avec un petit sourire : à peine s’il jouait, il parlait seul, et faisait beaucoup trop de fausses notes pour son âge vénérable.

Une autre fois, un émerveillement : il en riait de plaisir. Il visait des yeux une femme, un homme, des jeunes qui descendaient face à lui l’escalator, et l’improvisation de faisait sur leur posture, sur leur façon de réagir à l’écoute. Une mini pièce de musique sculptait les anonymes et éphémères passants de la ville (Un éclair puis la nuit…). Alors évidemment la monnaie tombait.

D’autres fois, il est un peu perdu en lui-même, raclant ce qui pourrait ressembler à du Bach, mais pour qui connaît les pièces de Bach, d’étranges boucles rigides qu’il développe en spirales qui vont en simplifiant, réduites peu à peu à une simple translation dans le manche : alors peu lui importe que personne ne le regarde.

Je l’ai vu en colère : il était plutôt debout qu’assis, menaçant les passants de son archet à distance, grommelant sur la dureté de son sort et l’indifférence des gens, qui évidemment passaient non pas effrayés mais comme on se protégerait d’une averse. Alors il se rasseyait, lançait des bordées rageuses qui auraient été comme ces cadences placées dans les symphonies pour démontrer la virtuosité du soliste, et comme personne ne s’en préoccupait, se relevant pour crier après eux.

C’est le violoncelliste de Jean-Talon. De lui je ne sais rien d’autre, sinon qu’il s’agit d’une musique détruite. Reste la beauté du violoncelle, n’importe où, l’instrument de bois anthropomorphe et ce qui en résonne, le lien organique qu’ a le bonhomme a ses courbes et son histoire.

Qu’un musicien à la musique détruite, la musique à la rue, reste totalement musicien, et cela ne serait pas une des figures de ce mystère évoqué plus haut, et qui m’en sépare ?

Ce jour-là, j’ai tenté de lui parler.